[Un soir d'hiver]
Un soir d'hiver, lorsqu'il rentrait d'une soirée dans un appartement en ville après ses cours du soir, il marchait seul complètement couvert d'une odeur d'alcool nauséabond, de traces de peintures blanches et de cendres ; le sol lui donnait l'impression de se distordre sous ses pas, son écharpe se balançait et était trop longue, il avançait péniblement vers l'arrêt de bus derrière la gare pour rejoindre son kot en colocation d'étudiant dont un chat, il aperçut quelqu'un adossé à l'arrêt de bus, le nez en sang.
Troublé, il était obligé de passer devant cet individu pour voir dans combien de temps le bus passait. Le tableau numérique affichait 23 minutes. Il dirigea un regard discret vers le garçon blessé : il était habillé que d'un t-shirt sans manche, un soir d'hiver ! Quel type étrange, il semblait vraiment mal en point.
Des nuages de fumées froides émanaient de la chaleur répendue du souffle des deux êtres vivants. Mal à l'aise, Mika jetait des coups d'œil furtif en direction du garçon, alors que celui-ci essayait d'allumer une clope avec un briquet, en vain, aucune flamme n'émergeait, le gaz semblait s'être vidé ; agacé il jeta son briquet au sol dans un claquement contre le béton, il se tourna vers Mika et lui demanda d'un ton énervé et désespéré :
" - Hé, t'as pas du feu ?"
Désemparé par cette question inattendue, il fouilla dans ses poches et trouva dans la doublure interne de sa longue veste, une petite boîte d'allumettes de couleur verte.
Il la tendit au garçon assit. En regardant son visage dans la pénombre de la nuit, il remarqua que son oreille était teintée de coulées rouges.
Allumant sa cigarette en silence, le crépitement de l'allumette qui gratta la boite laissa transparaître la fumée qui jaillit des étincelles, faisant apparaître une faible flamme et l'odeur du souffre pour laisser se répendre l'asphyxie du tabac brûlé.
"- Qu'est-ce qu'il t'es arrivé ?" demanda avec douceur et curiosité à son interlocuteur.
"- Pas envie d'en parler." lança le jeune homme au cheveux sombre. Il renda la boîte d'allumettes.
Il prit la boîte d'allumettes et la rangea dans la poche intérieure de sa veste, contre son coeur.
"- Tu sais... La vie, elle est carrément injuste par moment. Mais c'est pas pour ça qu'il faut abandonner. Il y a des choses qui n'existent que parce qu'on est capable de les capter. La douleur est bien réelle et parfois, elle nous semble insurmontable, pourtant... Pourtant on arrive toujours à se relever. Car si tu restes à broyer du noir, si tu laisses la vie te détruire, alors tu bousilles toi-même ton potentiel au lieu d'utiliser ton intelligence pour surmonter tout ça. Il n'y a rien de plus triste et de plus regrettable de voir un humain s'autodétruire. La vie, elle est pleine de hasards, de chances, d'opportunités. Si on a la volonté de se relever alors, le ciel nous paraîtra moins haut. "
Un silence confus s'installa entre les deux inconnus, un coup de vent leur glaça le sang.
"- Ah euh... Sinon, moi c'est Mika." Il lui tendit la main.
"- Kuroge." lança-t-il en se relevant en attrapant sa main.
"- pfff... Ton esprit me plait." dit-il en souriant légèrement.
Un autre coup de vent balaya le silence.
"- Pourquoi tu te retrouves sans manches alors qu'il fait si froid dehors ?"
"- On m'a pris ma veste." dit-il en essayant le visage du dos de la main.
"- Est-ce que tu veux la mienne ?" proposa Mika en se penchant.
"- Non. T'occupe pas de moi."
Mika déroula son écharpe, un souvenir d'Angleterre, qu'il a toujours pris soin de parfumer avant chaque sortie nocturne et la donna à Kuroge.
"- Mets ça au moins." dit-il, fermement.
"-... Merci."
Il enroula l'écharpe autour de ses épaules et de son cou, en laissant échapper un long soupir qui s'évaporait en nuage de fumée froide.
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Il apprit plus tard, que Kuroge s'était battu avec des agents de police, qui raflaient le marché des bas quartiers. Le "marché" est un lieu de rassemblement près du quai où de nombreux hommes ou femmes viennent vendre leurs corps en échange d'un endroit ou dormir, de la nourriture ou de l'argent. Ce quartier est plutôt sombre et se situe un peu plus loin que l'avenue principale. Le soir, ces particuliers se postent dans l'ombre, ou sous la lumière faible des réverbères, entre les débris de verres, de métal, de papiers, de mégots. Ils se font plutôt discrets car l'activité de nuit n'est pas réellement acceptée dans la métropole. Kuroge fait partie d'un réseau et connaît les quartiers où les clients se déplacent pour acheter des services. Il raconte que la plupart de ses acheteurs sont des hommes plutôt riches, mais mentalement détraqués. Ils viennent le chercher en voiture en général, tous différents. Il passe la nuit dans un hôtel, parfois dans leur chambre privée. Il est déjà arrivé qu'il se retrouve dans une boîte, à la merci de multiples prédateurs. Parfois dans une voiture, de mains en mains. Il est déjà arrivé qu'on le drogue, se retrouvant paralysé, en total perte de conscience. Il ne parle jamais de combien il gagne.
Ce soir-là, ils étaient plusieurs contre lui. Comme l'hiver approchait, les prostitués de rue se font de plus en plus rare et les flics se baladent en civil en voiture noire jusqu'à attraper un jeune seul et abuser de lui.
On l'avait tabassé au sol, sa tête a été mise à terre et maintenue par quatre mains et il a été roué de coups. Dans l'estomac, le cou, la nuque, le visage, les jambes, le torse, le dos. Ils ont arrachés ses piercings et les ont fourrés dans sa bouche. Et ils l'ont frappé, avec le plat de leur chaussures de travail, frappé, frappé, frappé. Quand ils en ont eu marre de le voir gémir dans son sang, ils sont juste partis, le laissant, vêtements déchirés et fouillés, la drogue confisquée, et le portefeuille vidé.
Pendant ce temps là, Mika était assis sur le sol dans un salon, celui d'un camarade de classe de cours du soir de modèles vivants, et ils débitaient sur l'inconvénience d'être né. Des bouteilles de bières vides, entassées aux pieds de la table du salon, jusqu'aux appuis de fenêtres et longeant le couloir de la cuisine grimpant jusqu'à l'évier démontrait l'état dégradé et lamentable de cet appartement. Les murs étaient devenus gris au contact de la fumée constante, et semblaient fondre à cause de l'humidité. Les tâches étaient masquées par des tapis sales, et des draps aux motifs de mandalas colorés sur les murs étaient punaisés aux murs.
Sur le centre de la table basse du salon, un cendrier doré en forme de feuille débordait de cendres, entouré de plateau à tabac, de mouchoirs sales et de paquets de feuilles vides. Adossé contre le divan, Mika grattait une feuille au crayon graphite dans un sketchbook noir qu'il prenait toujours avec lui. Des formes abstraites, accentuées par des ombres formaient un semblant de visage difficilement identifiable.
Il paraît que l'art exprime ce qu'on ressent au plus profond de sa nature interne, lorsqu'on exerce différentes techniques, mêlées au temps de pratique, l'être humain est capable de créer un autre monde parallèle à ce qu'il visualise, à ce qu'il croit être là vérité. Les spectateurs de la vie, interceptent les données et par la digestion et la capacité à retranscrire de sa main, peut illustrer l'univers. Peut faire ressentir le temps. Et les émotions. Parfois même, le vide.
Chaque être ressent le temps, par sa masse, par la gravité, par les dimensions qui agissent sur notre physique et métaphysique. Nous sommes d'une certaine manière, bloqué dans l'existence et libre d'exister.
Il se leva, ramassa un paquet de cigarettes vide et le redéposa sur la table, et d'un geste de main, il dit au revoir puis prit sa veste et se dirigea vers la sortie.
L'immeuble était immense, et les portes ne se fermaient pas. Chaque appartement étaient dans un piteux état, c'est ce qu'il se dit dans l'ascenseur qui lui donna la nausée à la descente.
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